16 novembre 2014

Gorbatchev, fossoyeur malgré lui du communisme

C'était il y a 25 ans. Le mur de Berlin tombait et il est de bon ton d'en attribuer une partie des mérites à Mikhaïl Gorbatchev. L'occasion de se pencher sur le destin de cet homme, "président" de l'URSS entre 1985 et 1991. D'autant qu'une récente biographie vient de sortir, signée Bernard Lecomte.



Apparatchik bon teint, Gorbatchev est vu comme le tombeur du mur de Berlin. En réalité, il n’a pas fait tomber grand-chose, si ce n’est lui-même, de son piédestal. Mais au moins faut-il lui reconnaître, et c’est déjà énorme, d’avoir su accepter les virages de l’histoire, à défaut de les avoir tous impulsés.
Et pacifiquement, surtout. Sans jamais avoir imaginé, une seule seconde, faire intervenir les chars. C’est si facile, pourtant, de faire appel aux chars… Si tentant, même, quand on est l’héritier de Staline et Brejnev.
La grande gloire de Gorbatchev, autant que son drame personnel, est d’avoir été le fossoyeur du communisme. Quelle responsabilité, pour un seul homme. Tirer un trait sur 70 ans d’histoire soviétique. Par quels dilemmes a dû passer cet homme, né en 1931, pur produit du « système », pour en arriver là…

La parabole de l'oeuf 
Comment réformer ce qui n'est pas réformable?
Cruel dilemme que celui qui se pose à Gorbatchev
quand il arrive au pouvoir en URSS, en 1985.

Quand il arrive au pouvoir, en 1985, il a la clairvoyance de comprendre que l’URSS va droit dans le mur. Qu’il faut engager des réformes, coûte que coûte. Elles sont passées à la postérité, répondant aux noms de perestroïka et de glasnost, restructuration et transparence.
Deux révolutions majeures au pays des Soviets. Comprend-il, Gorbatchev, quand il engage ces politiques, qu’il s’attelle à un programme insoluble ? Comment réformer et moderniser un système qui n’est ni réformable, ni modernisable…
Bernard Lecomte, dans une récente biographie consacrée à Gorbatchev, évoque ainsi la parabole de l’œuf pour résumer cette difficulté : « la seule manière de changer sa forme, c’est de le briser ». Vous pouvez essayer chez vous, c’est frappé au coin du bon sens, tout pareil que se lécher le coude est impossible…

Jusqu'ici tout va bien...
De roi du monde en 1985 à un pathétique 0,51% des voix en 1996

Et voilà donc notre Gorbatchev embarqué dans cette sale histoire : obligé de réaliser l’irréalisable. Il s’y échine pendant plus de six ans, cela dit, le bougre. Avant de devoir s’avouer vaincu, acculé piteusement à la démission le jour de Noël 1991, alors même que, depuis longtemps déjà, son pouvoir s’était réduit comme peau de chagrin.
L’histoire d’un homme passé de maître du monde, chef de la deuxième puissance mondiale, à président fantoche, méprisé de tous et plus écouté par personne. Un destin finalement aussi grandiose que triste. Gorbatchev, incapable d’admettre que, bien que jeune encore – il a 60 ans tout juste quand il quitte le pouvoir -, il fait partie du passé, sans plus aucun espoir de revenir aux premiers plans…
Le malheureux, s’accrochant à ses rêves de pouvoir, tente pourtant un pitoyable retour sur la scène politique en 1996. Il est, cette année-là, candidat à l’élection présidentielle russe. Il y croit dur comme fer, fait campagne, coupé de la réalité, et s’obstine plus qu’il ne faudrait. « Si je fais moins de 30% des voix, c’est que l’élection aura été truquée », pérore-t-il encore à la veille du premier tour, rapporte son biographe.
Il rassemble finalement… 0,51% des voix. C’est pathétique. Cruel, aussi, car cet homme-là, qu’on le veuille ou non, est l’un des rares géants de la fin du siècle dernier. Un nom qui restera. Et qui mérite donc qu’on se penche un peu plus sur son histoire.

Au commencement était Privolnoe, dans le sud du pays
Le petit Mikhaïl, entouré de ses parents.

Le petit Mikhaïl Gorbatchev naît le 2 mars 1931 à Privolnoe, dans le sud de la Russie, pas très loin de l’Ukraine, à proximité de la mer Noire. Là-bas, c’est la campagne. Il est le fils de Sergueï et de Maria Gopkalo, tiraillé, déjà, entre deux cultures distinctes. A la maison, chez ses grands-parents, il y a une icône de la Vierge, prudemment recouverte d’un portrait de Lénine. Une sage précaution à une époque où les condamnations au goulag sont aussi fréquentes qu’une pluie sur la tronche de Hollande.
Gorbatchev est un garçon de la terre. Il travaille, dès l’adolescence, avec son père, à conduire les gigantesques moissonneuses-batteuses de l’agriculture collectivisée soviétique. Il fait cela même tellement bien qu’il est récompensé de l’ordre du Drapeau rouge du travail, en 1949. Il a 18 ans et, allié à ses bons résultats scolaires, c’est une formidable opportunité de se faire bien voir, et d’obtenir ainsi un poste à l’université de Moscou.

Raïssa et Mikhaïl, inséparables dès 1953.
Roi de l'agit'prop

C’est ainsi que le petit campagnard, encore mal dégrossi, découvre la capitale, à plus de 1500 kilomètres de chez lui. Il fait des études de droit et rencontre Raïssa, l’amour de sa vie, qu’il ne quittera plus. Les deux tourtereaux se marient en 1953, ont une fille, Irina, en 1955, et achèvent tranquillement leur vie estudiantine.
Gorbatchev, ambitieux, est bien décidé à faire carrière. C’est-à-dire à entrer dans le parti, et gravir les échelons, un à un, comme tout bon apparatchik qui se respecte. A la fin de ses études, en 1955, il est nommé à Stavropol, une ville de 120.000 habitants au sud de Privolnoe.
Difficile, pour un jeune loup aux dents longues, que de s’exiler ainsi, si loin de Moscou, où tout se passe et se décide. Mais il faut bien en passer par là. Il s’occupe, là-bas, de l’agit’prop au sein du Komsomol, l’organisation de la jeunesse communiste.
Un poste qui, excellent orateur comme il est, lui va comme un gant, consistant à sillonner la région pour y porter la bonne parole coco. Il s’y forge une jolie réputation et de solides amitiés.
Tout juste s’il lui faut apprendre à se montrer patient : sous-directeur, premier secrétaire, deuxième secrétaire… on ne plaisante pas avec la bureaucratie chez les Soviétiques. Il convient de bien passer par toutes ces étapes, sans en griller une seule. C’est que le système, il faut le savoir, est très gérontocrate : plus que le talent, l’âge est une qualité essentielle.

Patience et longueur de temps... 
Ceci n'est pas un lapin.

Une chance, quand même, pour la carrière de Gorbatchev : ses capacités sont remarquées et quelques-uns de ses protecteurs, promus ensuite ailleurs, gardent un œil sur ce petit jeune qui a du potentiel. Autre coup de bol : la région de Stavropol est réputée pour ses stations thermales. Parfait pour calmer les rhumatismes des vieillards cacochymes qui trustent le pouvoir central, à Moscou.
C’est ainsi qu’il fait la connaissance du tout-puissant patron du KGB, Iouri Andropov, en villégiature dans le coin. Un ambitieux comme Gorbatchev ne pouvait laisser passer l’occasion. Il lui sort le grand jeu et fait tout pour entrer dans ses petits papiers.
Mission parfaitement accomplie. Il est enfin lancé sur la voie royale : « élu » député du Soviet Suprême en 1969 avant, en 1978, de faire son entrée au secrétariat du comité central du PCUS (Parti communiste de l’Union soviétique) à Moscou.
C’est le saint des saints. Là où se joue le pouvoir. Ils sont 80 dans ce secrétariat, 80 hommes triés sur le volet, avec un âge moyen de 67 ans. C’est dire si Gorbatchev, avec ses 47 ans au compteur, détone. Ce secrétariat, c’est l’antichambre du tout-puissant Politburo, le Graal à atteindre pour qui veut réellement peser sur la vie politique. Membre suppléant en 1979, il en devient titulaire en 1980 et, de loin le plus jeune parmi ses treize collègues, n’a plus qu’à attendre que la roue du temps ne fasse son œuvre.
Brejnev meurt en 1982, Andropov clamse en 1984, et Tchernenko casse sa pipe en 1985. Que des vieux machins monolithiques, incapables de voir que le monde change. Comme un retour au temps des villages Potemkine : cachez cette réalité économique désastreuse que je ne saurais voir…

Au pouvoir en mars 1985. Il a 54 ans seulement.
Tak jit’ nielzia, on ne peut pas continuer à vivre comme ça

Quand Gorbatchev est élu secrétaire général du PCUS, en mars 1985, l’heure est déjà grave. L’URSS, clairement, n’a déjà plus les moyens de ses ambitions. Et c’est tout le talent de Gorbatchev que de s’en rendre compte. Pour s’en sortir, si jamais cela est encore possible, on ne fera pas l’impasse sur de profondes et radicales réformes. « Tak jit’ nielzia », telle sa phrase fétiche, alors. Soit, littéralement, « on ne peut pas continuer à vivre comme ça »…
Première urgence : rajeunir les cadres. Exit les barbons, installés depuis des décennies. Place à de petits jeunots, comme lui. Dans le lot, Chevardnadze, nommé aux Affaires étrangères ou un certain Boris Eltsine, qui prend la tête du parti pour la ville de Moscou.
Au-delà des hommes s’engage surtout une politique d’ouverture audacieuse. Gorbatchev va à la rencontre des gens. Il les pousse à parler ouvertement. Même à critiquer. Mais que vaut cette liberté nouvelle si elle ne reste qu’au stade de la parole, sans actes concrets, propres à changer la vie quotidienne ? C’est cela qui importe. Sauf que des solutions économiques, Gorbatchev n’en a pas. Personne ne peut en avoir.
Le pauvre homme doit accepter son destin. « Si ce n’est pas nous qui le faisons, alors qui ? Si ce n’est pas maintenant, alors quand ? » répète-t-il à l’envi. Cette course en avant, paradoxalement, est destructrice. La parole se libère, c’est une bonne chose, évidemment. Sauf qu’elle libère surtout les critiques.
Gorbatchev s’en prend plein la gueule. Il est incapable, et c’est son drame, d’améliorer la vie de ses concitoyens. Ainsi, très vite, star à l’étranger, adulé, il voit sa popularité s’écrouler dans son propre pays.

Eltsine, le Mélenchon russe, en rival n°1
Gorbatchev et Eltsine, deux rivaux qui se détestent.

C’est une opportunité rêvée pour les opposants de tous poils. Les vieux conservateurs staliniens, bien sûr, mais ceux-là sont marginaux, à moitié, déjà, plongés dans le formol. Non, c’est surtout de l’aile gauche que vient le danger. Ceux pour qui ça ne va pas assez loin, pas assez vite.
Boris Eltsine en est le représentant le plus talentueux. S’il est déjà porté sur la boisson, il n’est pas encore la grosse outre à vodka qu’on connaîtra plus tard. Pour l’heure, il est jeune, plein de fougue. Une sorte de Mélenchon russe (on sent qu’on va se faire des copains là…).
Il n’a pas de mots assez durs contre les privilèges de ses pairs. En substance, il fait mine de s’étonner et demande, en pleine réunion plénière, pourquoi le peuple, censé avoir le pouvoir, n’a rien à manger quand eux ont tout ce qu’ils veulent, se fournissant dans des magasins spéciaux, interdits au commun des mortels.
Un tel discours fait son petit effet sur le peuple, qui souffre de plus en plus. Partout, la colère gronde. Gorbatchev ne contrôle plus rien. Il le sait. Il cherche juste à gagner du temps. Sinon éviter l’inévitable, du moins le freiner.

Et le mur de Berlin tomba...
Son choix ? Le retour en arrière ou la fuite en avant 

Problème : en instillant une dose de suffrage universel dans les élections (concernant un tiers des futurs députés), il vient de perdre le peu de légitimité qui lui restait. Triste pantin, ainsi, que cet homme, élu par ses pairs au terme des « législatives » de 1989, quand son grand rival, Eltsine, l’est lui par le peuple. Que valent, alors, dans la foulée, les 95% des voix des députés qui le portent à la présidence du Soviet Suprême ?
Et comme si cette difficulté ne suffisait pas, voilà que se greffe, en plus, de graves tensions nationalistes, dans les Républiques sœurs, et notamment dans les pays Baltes, particulièrement agités. Partout, ça grouille de clubs politiques réclamant l’indépendance. Ambiance cahiers de doléance de 1789
Gorbatchev se rend compte qu’il a contribué à créer un monstre incontrôlable. « Son choix, résume Bernard Lecomte, est entre le retour en arrière ou la fuite en avant ». Et encore… S’il peut encore espérer influer sur les pays satellites de l’URSS, il ne peut rien contre le mouvement de liberté qui s’empare des pays de l’Est. Le mur de Berlin tombe en novembre 1989 et cela vient le cueillir à froid. N’est-ce pas le signe patent de l’échec du communisme ? Cela fait réfléchir les Soviétiques, évidemment. Pourquoi ne feraient-ils pas tout voler en éclat, eux aussi ? Après tout, qu’ont-ils à perdre quand les magasins sont vides et l’économie à l’arrêt ?

Le psychodrame du putsch d'août 1991 
Eltsine se mue en héros national
à l'occasion du putsch d'août 1991.

C’est alors les lois fédérales – l’URSS – contre celles des Républiques. Gorbatchev, pour sauver ce qui lui reste de pouvoir, c’est-à-dire déjà plus grand-chose, fait alors des choix bien étranges. Puisque les réformistes ne l’écoutent plus, il se tourne vers les conservateurs. C’est un choix politique audacieux.
En grande partie tactique, aussi : je sécurise ma droite, que je pense pouvoir maîtriser, pour n’avoir plus qu’à me préoccuper de mon aile gauche. Malin, mais risqué. Son grand ami Chevardnadze en est effrayé. Il démissionne avec fracas en décembre 1990, dénonçant « l’avancée de la dictature ».
Et comment lui donner vraiment tort quand, en janvier 1991, alors qu’un coup d’Etat minable, mené par des pro-Russes, est organisé en Lituanie, Gorbatchev se contente de condamner mollement. Partout, c’est la consternation. Où est-il l’homme de la perestroïka ? Clairement, le seul homme qui incarne désormais la poursuite des réformes démocratiques, c’est Eltsine, président de la Russie.
Il le démontre, avec talent et courage, à l’occasion de la tentative de coup d’Etat, en août 1991. Gorbatchev pensait pouvoir mettre dans sa poche les conservateurs ? Cruelle erreur. Ils le trahissent, et le déposent en profitant de ses vacances dans sa villa de Foros, sur les bords de la mer Noire, bien loin de Moscou.

Fin de partie pour Gorbatchev, poussé à la démission
le 25 décembre 1991.
Eltsine donne le coup de grâce

Le monde entier apprend ainsi par une dépêche la mise à l’écart de Gorbatchev, officiellement « pour raisons de santé ». Un coup d’Etat en carton, mené par des branques, dont un certain Guennadi Ianaev.
Les putschistes sont risibles. Ils ne se donnent même pas la peine de couper les communications, de contrôler les principaux bâtiments, ni même de simplement arrêter les dirigeants politiques d’opposition. C’est pourtant le b.a.-ba.
Seul Gorbatchev est bloqué dans sa villa. Eltsine, lui, par exemple, reste libre et prend ses responsabilités. Loin de se planquer, il fonce au Parlement, monte sur un char qui se trouve là, harangue la foule et appelle aussitôt à la grève illimitée.
Il se mue en héros national. Contribue largement à l’échec du coup d’Etat. Gorbatchev est sauvé, remis sur son « trône », mais avec plus, comme rôle, que d’inaugurer les chrysanthèmes
Elstine, en décembre 1991, met un terme définitif à cette farce. Président de la Russie, avec ses homologues ukrainien Kravtchouk et biélorusse Chouchkievitch, il annonce la création de la CEI, Communauté des Etats indépendants, qui s’approprie tous les pouvoirs d’une URSS qui n’existe plus que sur le papier. Gorbatchev, qui ne sert décidément plus à rien, n’a d’autre choix que de démissionner. Sa carrière est finie.

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