C'était il y a 25 ans. Le mur de Berlin tombait et il est de bon ton d'en attribuer une partie des mérites à Mikhaïl Gorbatchev. L'occasion de se pencher sur le destin de cet homme, "président" de l'URSS entre 1985 et 1991. D'autant qu'une récente biographie vient de sortir, signée Bernard Lecomte.
Apparatchik bon teint, Gorbatchev est vu comme le tombeur
du mur de Berlin. En réalité, il n’a pas fait tomber grand-chose, si ce n’est
lui-même, de son piédestal. Mais au moins faut-il lui reconnaître, et c’est
déjà énorme, d’avoir su accepter les virages de l’histoire, à défaut de les
avoir tous impulsés.
Et pacifiquement, surtout. Sans jamais avoir imaginé, une
seule seconde, faire intervenir les chars. C’est si facile, pourtant, de faire
appel aux chars… Si tentant, même, quand on est l’héritier de Staline et Brejnev.
La grande gloire de Gorbatchev, autant que son drame
personnel, est d’avoir été le fossoyeur du communisme. Quelle responsabilité,
pour un seul homme. Tirer un trait sur 70 ans d’histoire soviétique. Par quels dilemmes
a dû passer cet homme, né en 1931, pur produit du « système », pour
en arriver là…
Comment réformer ce qui n'est pas réformable? Cruel dilemme que celui qui se pose à Gorbatchev quand il arrive au pouvoir en URSS, en 1985. |
Quand il arrive au pouvoir, en 1985, il a la clairvoyance
de comprendre que l’URSS va droit dans le mur. Qu’il faut engager des réformes,
coûte que coûte. Elles sont passées à la postérité, répondant aux noms de perestroïka
et de glasnost, restructuration et transparence.
Deux révolutions majeures au pays des Soviets. Comprend-il,
Gorbatchev, quand il engage ces politiques, qu’il s’attelle à un programme
insoluble ? Comment réformer et moderniser un système qui n’est ni réformable,
ni modernisable…
Bernard Lecomte, dans une récente biographie consacrée à
Gorbatchev, évoque ainsi la parabole de l’œuf pour résumer cette difficulté :
« la seule manière de changer sa forme, c’est de le briser ». Vous
pouvez essayer chez vous, c’est frappé au coin du bon sens, tout pareil que se
lécher le coude est impossible…
Jusqu'ici tout va bien... |
Et voilà donc notre Gorbatchev embarqué dans cette sale
histoire : obligé de réaliser l’irréalisable. Il s’y échine pendant plus
de six ans, cela dit, le bougre. Avant de devoir s’avouer vaincu, acculé
piteusement à la démission le jour de Noël 1991, alors même que, depuis longtemps
déjà, son pouvoir s’était réduit comme peau de chagrin.
L’histoire d’un homme passé de maître du monde, chef de la
deuxième puissance mondiale, à président fantoche, méprisé de tous et plus
écouté par personne. Un destin finalement aussi grandiose que triste.
Gorbatchev, incapable d’admettre que, bien que jeune encore – il a 60 ans tout
juste quand il quitte le pouvoir -, il fait partie du passé, sans plus aucun
espoir de revenir aux premiers plans…
Le malheureux, s’accrochant à ses rêves de pouvoir, tente pourtant
un pitoyable retour sur la scène politique en 1996. Il est, cette année-là,
candidat à l’élection présidentielle russe. Il y croit dur comme fer, fait
campagne, coupé de la réalité, et s’obstine plus qu’il ne faudrait. « Si
je fais moins de 30% des voix, c’est que l’élection aura été truquée »,
pérore-t-il encore à la veille du premier tour, rapporte son biographe.
Il rassemble finalement… 0,51% des voix. C’est pathétique.
Cruel, aussi, car cet homme-là, qu’on le veuille ou non, est l’un des rares
géants de la fin du siècle dernier. Un nom qui restera. Et qui mérite donc qu’on
se penche un peu plus sur son histoire.
Le petit Mikhaïl Gorbatchev naît le 2 mars 1931 à Privolnoe,
dans le sud de la Russie, pas très loin de l’Ukraine, à proximité de la mer Noire.
Là-bas, c’est la campagne. Il est le fils de Sergueï et de Maria Gopkalo,
tiraillé, déjà, entre deux cultures distinctes. A la maison, chez ses grands-parents,
il y a une icône de la Vierge, prudemment recouverte d’un portrait de Lénine.
Une sage précaution à une époque où les condamnations au goulag sont aussi
fréquentes qu’une pluie sur la tronche de Hollande.
Gorbatchev est un garçon de la terre. Il travaille, dès l’adolescence,
avec son père, à conduire les gigantesques moissonneuses-batteuses de l’agriculture
collectivisée soviétique. Il fait cela même tellement bien qu’il est récompensé
de l’ordre du Drapeau rouge du travail, en 1949. Il a 18 ans et, allié à ses
bons résultats scolaires, c’est une formidable opportunité de se faire bien voir,
et d’obtenir ainsi un poste à l’université de Moscou.
Raïssa et Mikhaïl, inséparables dès 1953. |
C’est ainsi que le petit campagnard, encore mal dégrossi,
découvre la capitale, à plus de 1500 kilomètres de chez lui. Il fait des études
de droit et rencontre Raïssa, l’amour de sa vie, qu’il ne quittera plus. Les
deux tourtereaux se marient en 1953, ont une fille, Irina, en 1955, et achèvent
tranquillement leur vie estudiantine.
Gorbatchev, ambitieux, est bien décidé à faire carrière. C’est-à-dire
à entrer dans le parti, et gravir les échelons, un à un, comme tout bon
apparatchik qui se respecte. A la fin de ses études, en 1955, il est nommé à
Stavropol, une ville de 120.000 habitants au sud de Privolnoe.
Difficile, pour un jeune loup aux dents longues, que de s’exiler
ainsi, si loin de Moscou, où tout se passe et se décide. Mais il faut bien en
passer par là. Il s’occupe, là-bas, de l’agit’prop au sein du Komsomol, l’organisation
de la jeunesse communiste.
Un poste qui, excellent orateur comme il est, lui va comme
un gant, consistant à sillonner la région pour y porter la bonne parole coco. Il
s’y forge une jolie réputation et de solides amitiés.
Tout juste s’il lui faut apprendre à se montrer patient :
sous-directeur, premier secrétaire, deuxième secrétaire… on ne plaisante pas
avec la bureaucratie chez les Soviétiques. Il convient de bien passer par
toutes ces étapes, sans en griller une seule. C’est que le système, il faut le
savoir, est très gérontocrate : plus que le talent, l’âge est une qualité
essentielle.
Ceci n'est pas un lapin. |
Une chance, quand même, pour la carrière de Gorbatchev :
ses capacités sont remarquées et quelques-uns de ses protecteurs, promus
ensuite ailleurs, gardent un œil sur ce petit jeune qui a du potentiel. Autre coup
de bol : la région de Stavropol est réputée pour ses stations thermales.
Parfait pour calmer les rhumatismes des vieillards cacochymes qui trustent le
pouvoir central, à Moscou.
C’est ainsi qu’il fait la connaissance du tout-puissant
patron du KGB, Iouri Andropov, en villégiature dans le coin. Un ambitieux comme
Gorbatchev ne pouvait laisser passer l’occasion. Il lui sort le grand jeu et
fait tout pour entrer dans ses petits papiers.
Mission parfaitement accomplie. Il est enfin lancé sur la
voie royale : « élu » député du Soviet Suprême en 1969 avant, en
1978, de faire son entrée au secrétariat du comité central du PCUS (Parti
communiste de l’Union soviétique) à Moscou.
C’est le saint des saints. Là où se joue le pouvoir. Ils
sont 80 dans ce secrétariat, 80 hommes triés sur le volet, avec un âge moyen de
67 ans. C’est dire si Gorbatchev, avec ses 47 ans au compteur, détone. Ce
secrétariat, c’est l’antichambre du tout-puissant Politburo, le Graal à
atteindre pour qui veut réellement peser sur la vie politique. Membre suppléant
en 1979, il en devient titulaire en 1980 et, de loin le plus jeune parmi ses treize
collègues, n’a plus qu’à attendre que la roue du temps ne fasse son œuvre.
Brejnev meurt en 1982, Andropov clamse en 1984, et Tchernenko
casse sa pipe en 1985. Que des vieux machins monolithiques, incapables de voir
que le monde change. Comme un retour au temps des villages Potemkine : cachez
cette réalité économique désastreuse que je ne saurais voir…
Au pouvoir en mars 1985. Il a 54 ans seulement. |
Tak jit’ nielzia, on ne peut pas continuer à vivre comme ça
Quand Gorbatchev est élu secrétaire général du PCUS, en
mars 1985, l’heure est déjà grave. L’URSS, clairement, n’a déjà plus les moyens
de ses ambitions. Et c’est tout le talent de Gorbatchev que de s’en rendre
compte. Pour s’en sortir, si jamais cela est encore possible, on ne fera pas l’impasse
sur de profondes et radicales réformes. « Tak jit’ nielzia », telle
sa phrase fétiche, alors. Soit, littéralement, « on ne peut pas continuer
à vivre comme ça »…
Première urgence : rajeunir les cadres. Exit les
barbons, installés depuis des décennies. Place à de petits jeunots, comme lui.
Dans le lot, Chevardnadze, nommé aux Affaires étrangères ou un certain Boris Eltsine,
qui prend la tête du parti pour la ville de Moscou.
Au-delà des hommes s’engage surtout une politique d’ouverture
audacieuse. Gorbatchev va à la rencontre des gens. Il les pousse à parler
ouvertement. Même à critiquer. Mais que vaut cette liberté nouvelle si elle ne
reste qu’au stade de la parole, sans actes concrets, propres à changer la vie
quotidienne ? C’est cela qui importe. Sauf que des solutions économiques,
Gorbatchev n’en a pas. Personne ne peut en avoir.
Le pauvre homme doit accepter son destin. « Si ce n’est
pas nous qui le faisons, alors qui ? Si ce n’est pas maintenant, alors
quand ? » répète-t-il à l’envi. Cette course en avant,
paradoxalement, est destructrice. La parole se libère, c’est une bonne chose,
évidemment. Sauf qu’elle libère surtout les critiques.
Gorbatchev s’en prend plein la gueule. Il est incapable, et
c’est son drame, d’améliorer la vie de ses concitoyens. Ainsi, très vite, star
à l’étranger, adulé, il voit sa popularité s’écrouler dans son propre pays.
C’est une opportunité rêvée pour les opposants de tous
poils. Les vieux conservateurs staliniens, bien sûr, mais ceux-là sont
marginaux, à moitié, déjà, plongés dans le formol. Non, c’est surtout de l’aile
gauche que vient le danger. Ceux pour qui ça ne va pas assez loin, pas assez
vite.
Boris Eltsine en est le représentant le plus talentueux. S’il
est déjà porté sur la boisson, il n’est pas encore la grosse outre à vodka qu’on
connaîtra plus tard. Pour l’heure, il est jeune, plein de fougue. Une sorte de
Mélenchon russe (on sent qu’on va se faire des copains là…).
Il n’a pas de mots assez durs contre les privilèges de ses
pairs. En substance, il fait mine de s’étonner et demande, en pleine réunion
plénière, pourquoi le peuple, censé avoir le pouvoir, n’a rien à manger quand
eux ont tout ce qu’ils veulent, se fournissant dans des magasins spéciaux,
interdits au commun des mortels.
Un tel discours fait son petit effet sur le peuple, qui
souffre de plus en plus. Partout, la colère gronde. Gorbatchev ne contrôle plus
rien. Il le sait. Il cherche juste à gagner du temps. Sinon éviter l’inévitable,
du moins le freiner.
Et le mur de Berlin tomba... |
Problème : en instillant une dose de suffrage
universel dans les élections (concernant un tiers des futurs députés), il vient
de perdre le peu de légitimité qui lui restait. Triste pantin, ainsi, que cet
homme, élu par ses pairs au terme des « législatives » de 1989, quand
son grand rival, Eltsine, l’est lui par le peuple. Que valent, alors, dans la
foulée, les 95% des voix des députés qui le portent à la présidence du Soviet
Suprême ?
Et comme si cette difficulté ne suffisait pas, voilà que se
greffe, en plus, de graves tensions nationalistes, dans les Républiques sœurs,
et notamment dans les pays Baltes, particulièrement agités. Partout, ça
grouille de clubs politiques réclamant l’indépendance. Ambiance cahiers de
doléance de 1789…
Gorbatchev se rend compte qu’il a contribué à créer un
monstre incontrôlable. « Son choix, résume Bernard Lecomte, est entre le
retour en arrière ou la fuite en avant ». Et encore… S’il peut encore espérer
influer sur les pays satellites de l’URSS, il ne peut rien contre le mouvement
de liberté qui s’empare des pays de l’Est. Le mur de Berlin tombe en novembre
1989 et cela vient le cueillir à froid. N’est-ce pas le signe patent de l’échec
du communisme ? Cela fait réfléchir les Soviétiques, évidemment. Pourquoi ne
feraient-ils pas tout voler en éclat, eux aussi ? Après tout, qu’ont-ils à
perdre quand les magasins sont vides et l’économie à l’arrêt ?
Eltsine se mue en héros national à l'occasion du putsch d'août 1991. |
C’est alors les lois fédérales – l’URSS – contre celles des
Républiques. Gorbatchev, pour sauver ce qui lui reste de pouvoir, c’est-à-dire
déjà plus grand-chose, fait alors des choix bien étranges. Puisque les
réformistes ne l’écoutent plus, il se tourne vers les conservateurs. C’est un
choix politique audacieux.
En grande partie tactique, aussi : je sécurise ma
droite, que je pense pouvoir maîtriser, pour n’avoir plus qu’à me préoccuper de
mon aile gauche. Malin, mais risqué. Son grand ami Chevardnadze en est effrayé.
Il démissionne avec fracas en décembre 1990, dénonçant « l’avancée de la
dictature ».
Et comment lui donner vraiment tort quand, en janvier 1991,
alors qu’un coup d’Etat minable, mené par des pro-Russes, est organisé en
Lituanie, Gorbatchev se contente de condamner mollement. Partout, c’est la consternation.
Où est-il l’homme de la perestroïka ? Clairement, le seul homme qui
incarne désormais la poursuite des réformes démocratiques, c’est Eltsine,
président de la Russie.
Il le démontre, avec talent et courage, à l’occasion de la
tentative de coup d’Etat, en août 1991. Gorbatchev pensait pouvoir mettre dans
sa poche les conservateurs ? Cruelle erreur. Ils le trahissent, et le
déposent en profitant de ses vacances dans sa villa de Foros, sur les bords de
la mer Noire, bien loin de Moscou.
Fin de partie pour Gorbatchev, poussé à la démission le 25 décembre 1991. |
Le monde entier apprend ainsi par une dépêche la mise à l’écart
de Gorbatchev, officiellement « pour raisons de santé ». Un coup d’Etat
en carton, mené par des branques, dont un certain Guennadi Ianaev.
Les putschistes sont risibles. Ils ne se donnent même pas la
peine de couper les communications, de contrôler les principaux bâtiments, ni
même de simplement arrêter les dirigeants politiques d’opposition. C’est
pourtant le b.a.-ba.
Seul Gorbatchev est bloqué dans sa villa. Eltsine, lui, par
exemple, reste libre et prend ses responsabilités. Loin de se planquer, il
fonce au Parlement, monte sur un char qui se trouve là, harangue la foule et
appelle aussitôt à la grève illimitée.
Il se mue en héros national. Contribue largement à l’échec
du coup d’Etat. Gorbatchev est sauvé, remis sur son « trône », mais
avec plus, comme rôle, que d’inaugurer les chrysanthèmes…
Elstine, en décembre 1991, met un terme définitif à cette
farce. Président de la Russie, avec ses homologues ukrainien Kravtchouk et
biélorusse Chouchkievitch, il annonce la création de la CEI, Communauté des
Etats indépendants, qui s’approprie tous les pouvoirs d’une URSS qui n’existe
plus que sur le papier. Gorbatchev, qui ne sert décidément plus à rien, n’a d’autre
choix que de démissionner. Sa carrière est finie.
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