27 octobre 2012

"L'art en guerre, 1938-1947": créer, c'est résister

Que peut faire un peintre pendant la guerre? Résister ou collaborer, c'est un fait - voire juste essayer de survivre, ce qui est déjà pas mal -, mais comment? En peignant, pardi. Pas forcément très efficace pour bouter l'ennemi hors du pays, mais artistiquement bigrement intéressant.
C'est du moins ce que vient prouver l'exposition "l'art en guerre", proposée par le musée d'art moderne de la ville de Paris400 oeuvres de plus de 100 peintres et sculpteurs: de quoi bien se rendre compte que, parfois, la guerre, "ça secoue", comme on dit... A ce propos, bien sûr, rien n'égalera sans doute la Première Guerre mondiale et "dada", mais la période qui va de 1938 à 1947, sur laquelle se penche le musée d'art moderne, est néanmoins assez parlante elle aussi.
Edouard Goerg, Le retour à la guerre. 1939-1940.

Quatre exemples, d'abord, histoire de donner le ton. Entre 1939 et 1940, Edouard Goerg, dont l'épouse est juive (c'est le genre de petit détail qui a son importance, à l'époque...) montre clairement ce qu'il pense du "retour à la guerre": deux êtres frustres, au premier plan, avec des têtes affreuses et déformées, se foutent sur la tronche à coups de gourdin. Un chouya barbare. Derrière, des scènes de chaos, entre des eaux déchaînées et une voiture tombant dans un précipice. L'absurdité de ce qui se profile, en somme... Pas follement va-t-en-guerre ce cher Edouard...

Georges Rouault,
Homo homini lupus.
 L'art dégénéré contre l'art officiel
 
En même temps, quand on voit le résultat que cela donne, quelques années plus tard chez Georges Rouault, difficile de lui donner tort... "Homo homini lupus", l'homme est un loup pour l'homme: un gars pendu. Idéal pour décorer agréablement son salon...
D'autres, face aux monstruosités de la guerre, se tournent plutôt vers la religion. Chagall est de ceux-là. En exil aux Etats-Unis, il retravaille son tableau "Révolution", réalisé en 1937 pour les 20 ans de la Révolution d'Octobre en Russie, et en fait un triptyque ("Résistance", "Résurrection", "Libération") encore plus tourmenté, marqué par des images apocalyptiques, derrière un Christ en croix, symbole des souffrances de l'homme.
Marcel Barbeau,
Nadja 2.
Après guerre, en réaction aux années de censures contre "l'art dégénéré" (en gros un truc de Bolchéviques et de juifs), l'abstraction se libère. Et comme c'est en plus une manière de dire sa souffrance et son incompréhension contre ce qui vient de se passer, inutile de dire que tout ce beau monde s'en donne à coeur joie. Ainsi, avec Nadja 2, par exemple, Marcel Barbeau peint de jolis zigouigouis à l'encre de Chine... Quand je vous disais que la guerre, ça les avait remués un peu, nos amis artistes...
 
L'art naïf de Joseph Steib
 
Moïse Kisling
Port de Marseille, 1940.
L'ennui, finalement, c'est que l'exposition ne nous guide pas vraiment dans cette mutation. La faute, sans doute, à la quantité des oeuvres exposées - 400, on l'a dit, mais on ne va pas se plaindre, pour une fois, d'en avoir pour son argent. Difficile, avec une telle somme, de garder une cohérence globale: pas grand-chose de commun entre le travail d'un Matisse, réfugié dans le Sud de la France, mais guère inquiété, ou celui d'un Moïse Kisling pour qui on imagine aisément que les difficultés étaient autrement plus importantes. Moïse Kisling, après un court séjour à Marseille (qui lui permet de peindre un très joli Port de Marseille, en 1940), s'exilera d'ailleurs aux Etats-Unis. Ce qui, rétrospectivement, paraît en effet avoir été une plutôt bonne idée.
Ainsi, en dépit d'un parcours thématique fait de 14 sections, censé nous éclairer sur les évolutions de cet "art en guerre", on s'y perd un peu. Qu'à cela ne tienne. Déambuler dans les salles suffit à y trouver son bonheur. Pas compliqué, cela dit, avec des Matisse, des Picasso, quelques Chagall, un Kandinsky, un Soulages, du Dubuffet et quelques Antonin Artaud...
Joseph Steib
La dernière scène (détails).
Quelques pépites plus confidentielles, aussi, mais très attachantes. Une salle est réservée au "salon des rêves" d'un certain Joseph Steib. Merveilleux Joseph Steib, Alsacien, ancien employé municipal de la ville de Mulhouse qui, dans la cuisine de sa maison de Brunstatt, durant la guerre, se met à peindre, dans le style naïf des ex-votos, toute une série de tableaux contre le régime nazi. Sa manière de résister à lui. Tout aussi dangereuse pour sa vie, soit dit en passant, que s'il l'avait fait les armes à la main. Il exposera ses toiles après guerre, et quelques-unes sont réunies ici. Le style? Pas terrible. Mais l'émotion, elle, est parfaitement au rendez-vous.
Même chose avec la galerie Jeanne Bucher, dans une autre salle. Une Alsacienne elle aussi, tenant galerie à Paris, boulevard du Montparnasse, et s'évertuant, en dépit des risques évidents, à continuer de présenter des artistes alors considérés comme "dégénérés". Résistante artistique, et aussi résistante tout court, elle aidera les enfants d'exilés et les internés dans les camps, de même qu'elle protègera "ses" artistes contre les menaces nazies. Une manière de bien signifier que créer, c'est résister aussi.
Kandinsy
Complexité simple.
 
L'art en guerre, France, 1937-1948
Musée d'art moderne de la ville de Paris
11, avenue du Président Wilson (75016)
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h
Jusqu'au 17 février 2013
 


Joseph Steib
Le conquérant.
Couillu de caricaturer ainsi Hitler, en 1942.




 
 

Marc Chagall
Résistance, Résurrection, Libération
1937-1948.


Joseph Steib
Liberté, égalité, fraternité (quand?)
1942.

17 octobre 2012

"Edward Hopper": l'American way of mélancolie

Il est des évidences qui s'imposent. Comme l'association immédiate entre l'oeuvre d'Edward Hopper et le cinéma américain des années 1940-1950 par exemple. Cela a été dit partout depuis l'inauguration de l'exposition qui lui est consacrée au Grand Palais, et c'est une réalité: sur ses toiles, on cherche instinctivement le bouton "play" pour mettre ses personnages en mouvement.
"Face à Nighthawks, chacun se fait son film, se projette, bâtit son scénario, imagine les personnages, ce qu'ils faisaient avant de s'attabler au comptoir, ce qu'ils feront ensuite", écrit ainsi Philippe Labro, dans sa chronique de Challenges.
Bien sûr, Labro fait du Labro, c'est-à-dire qu'il faut d'abord se fader six longs paragraphes de "moi je" avant d'en venir au fait. Mais, sur le fond, quand il parle de Hopper, Labro voit juste. "Je verrais bien Humphrey Bogart avec un flingue dans la poche de son Burberry blanc, suivi d'une Lauren Bacall aux hanches ondoyantes", dit-il encore. Et c'est exactement cela. Bogart, Bacall, Brando, Hayworth, ils sont tous là. Oui, Hayworth aussi: à chaque fois que je vois Girlie Show, je ne peux m'empêcher de penser à la belle Rita, c'est ainsi...
Excursion into philosophy.
 
Derrière la magie de la consommation... la solitude et l'ennui

Si on ne veut pas se la jouer vieux con avec des références aux antiquités hollywoodiennes, on peut aussi évoquer Mad Men. C'est peut-être plus moderne, et cela revient de toute manière au même. Quand on regarde Office at night, c'est Pete Campbell et Peggy Olson qui sont là. Et ici, bien sûr, sur ce lit, emmuré dans le silence, c'est un Don Draper amaigri qui nous saute aux yeux, dans Excursion into philosophy.
Bref, les toiles de Hopper, c'est notre Amérique à nous. L'image qu'on s'en fait, l'image qu'on nous en donne. Mais pas notre Amérique actuelle, non... Celle-là est trop drapée dans sa supposée supériorité pour nous émouvoir. Trop déconnectée du monde qui l'entoure pour se montrer sympathique - on ne dira jamais assez le mal que Bush fils et sa bande de "neocons" ont fait à l'image de leur pays. Tant pis pour eux. C'est l'Amérique des années 30 à 50 qui fait rêver, mais c'est l'Amérique quand même. Celle qui, portée par la consommation reine, entamait son ascension vers les sommets. Celui pour qui, en dehors de ces salauds de Bolchéviques - ne les oublions pas -, tout était plutôt calme, serein. Une belle ligne droite, avec aucun obstacle devant.
En apparence, du moins. Car, bon sang, que de solitude et de sensation de vide dans les toiles de Hopper! Comme une prémonition, en somme, même s'il est toujours facile de réécrire l'histoire. Saisis sur le vif, sans s'y attendre ni s'en rendre compte, les personnages campés par Hooper ne font semblant de rien. Pas comme nous, quand nous posons devant un objectif... Ni sourires forcés, ni joie de vivre feintes. L'ennui, au contraire, à jamais inscrit sur la toile. A contre-courant des idées reçues, donc.
 
Portrait of Orleans.
Une réalité crue, jetée en pleine face

Ce carrefour et cette station-service de Portrait of Orleans, figures même de la société de consommation à l'américaine (mais ça marche aussi avec "à la française"), ne sont-ils pas vides de présence humaine? Donc de sens, finalement?
Et cet homme et cette femme, que ce soit dans Room in New York, peint en 1932, ou dans Cape Cod Evening, en 1939, ne s'emmerdent-il pas joyeusement, si j'ose dire? Une morosité digne d'un vieux couple, usé par le poids des ans, sans plus rien à se dire, à échanger... "Tu croiras à l'amour, mais tu divorceras comme tout le monde, mon fils"...
On évolue, donc. Et ce n'est finalement pas tant de l'Amérique dont il s'agit, mais bel et bien de nous. De nos espoirs et de nos désenchantements, dans une société qui nous promettait tout, et ne nous offre rien. Ou plutôt ne peut rien nous offrir... C'est cela le talent si rare d'Edward Hopper, son étrange modernité, maintenant, 45 ans après sa mort: faire éclater cette réalité crue, et nous la jeter en pleine face. Sans doute, d'ailleurs, une telle rétrospective n'aurait pas obtenu les mêmes échos, il y a quinze ou vingt ans de cela.
 
L'envers du décor, toujours
 
Et rien que pour cela, l'exposition vaut la peine. Mais le Grand Palais, qui ne fait pas les choses à moitié, va plus loin encore en nous faisant découvrir un autre Edward Hopper. Celui des jeunes années de formation. Même, osons le dire, celui qui peignait de vilaines croûtes de Notre-Dame de Paris, dont personne ne voudrait, même dans le pire des vide-greniers. Le jeune Hopper a fait trois courts séjours à Paris, en 1906 (il a 24 ans), 1909 et 1910. Il habitait alors au 48, rue de Lille, et s'exerçait à son futur art.
Soir Bleu, 1914.
Entre deux exercices, pas tous réussis, quelques merveilles, toutefois. Certaines de ses aquarelles par exemple, toutes simples mais aux traits bien affirmés: Parisian Man Smoking ou Couple Drinking, de 1906 et 1907, assez fascinantes. Et puis ce Soir Bleu, de 1914, premier choc de l'exposition, avec ce clown si triste, cette composition si mélancolique, qui annonce ses grandes oeuvres, trente ans plus tard. Tout comme, un peu loin, la série sur Gloucester laisse entrevoir ses spécificités géniales, à contre-courant des habitudes: quand tous les peintres du dimanche s'acharnent, dans ce charmant port de pêche anglais, à saisir plus ou moins adroitement la beauté de la mer et des bateaux, lui tourne délibérément son chevalet de l'autre côté. Et c'est les maisons qu'il peint. L'envers du décor, déjà.
 
Nighthawks.

Girlie Show.
Office at Night.
Room in New York.
Couple drinking.
Hopper dans ses jeunes années.
Parisian man smoking.
Les débuts, prometteurs,
de Hopper.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Edward Hopper
Grand Palais
Entrée par l'avenue du Général Eisenhower
Jusqu'au 28 janvier 2013

15 octobre 2012

"Dans la maison" de François Ozon, il ne se passe pas grand-chose

"Il se passe toujours quelque chose dans une maison, et il y a toujours moyen d'entrer." Cette phrase, c'est Claude, le héros narcissique et manipulateur de "Dans la maison" qui la prononce. Sauf que ce qui est valable pour une habitation l'est visiblement beaucoup moins pour un film... "Dans la maison" de François Ozon, il ne se passe pas grand-chose. Ou alors disons que ça tourne vite en rond, et que ça s'essouffle encore plus rapidement.
A tel point qu'il est difficile d'en faire une critique, tant on peine à savoir où diable Ozon voulait nous conduire... Ce n'est pas tant que c'est mauvais... C'est surtout que ça n'a pas de sens. Le postulat de départ était pourtant intéressant, dans la droite ligne de ce que fait Ozon depuis au moins l'excellent Huit Femmes. A savoir, développer un huis-clos avec, petite cerise sur le gâteau cette fois, un regard extérieur amené par Monsieur Germain (Fabrice Luchini), professeur de français de son état, et son épouse (Kristin Scott Thomas), galeriste. Un petit côté voyeur, "par le petit trou de la serrure", qui aurait pu donner un peu de sel au récit. Mais qui "aurait pu" seulement, ce qui veut bien dire ce que ça veut dire: c'est raté.
 
Le faux gentil et le vrai couillon
 
Monsieur Germain est professeur de français. Dans sa classe de seconde, que des mauvais. Tous sauf Claude (Ernst Umhauer), dont le texte sur "qu'as-tu fait de ton week-end?" l'intrigue. Et pour cause: son week-end, Claude l'a passé à s'immiscer dans la maison de son camarade de classe Rapha, pour tout y observer, et tout y décrire, ensuite, dans sa rédaction. Ses rédactions, plutôt, tant M. Germain se prend au jeu, et encourage le petit farfouilleur à continuer encore et encore.
Ce qu'il a dans la tête, Claude? On n'en sait trop rien. Quelque chose qui oscille entre le mépris, pour ce qu'il qualifie de "famille de la classe moyenne", et la fascination pour une vie "normale" (un père, une mère, un fils, se parlant et s'aimant, quand lui vit seul avec son père handicapé). Un spectre bien large, vous en conviendrez. Trop large... D'autant qu'il ne faut pas exclure, non plus, que le gamin soit légèrement du genre pervers, si vous voyez ce que je veux dire. A vouloir faire exploser une famille juste pour le plaisir de voir les morceaux s'écraser au sol.
Et Monsieur Germain, qu'a-t-il dans le ventre, lui? Même chose... C'est difficile à dire. Un peu voyeur, on l'a dit, à encourager Claude dans ses travers. Un peu couillon, aussi, à ne pas voir qu'il se fait manipuler, lui aussi. Et là, je passe les détails pour ne pas spoiler le film, mais c'est un peu fort de café, tout de même. Que le gars, M. Germain/Luchini, se laisse tourner en bourrique par un petit merdeux de 16 ans, non, on n'y croit pas...
 
Un film désespérant de neutralité
 
Le film, en réalité, manque de parti pris pour être crédible. Il fallait choisir. Choisir une fin, une ligne directrice. Au lieu de cela, il hésite, va d'un côté de l'autre, n'ose pas franchir le pas. C'est neutre, finalement. Désespérant de neutralité, et ne bascule que médiocrement à la fin, sans que l'on puisse y adhérer une seule seconde. Le gentil Claude, à défaut de se montrer méchant, devient gnan-gnan. Le naïf Germain, à défaut de se montrer pygmalion charismatique, devient con-con.
Pour bien faire, "Dans la maison" aurait dû : 1/ basculer dans thriller, Claude butte tout le monde, M. Germain est de fait son complice. 2/ s'embarquer dans la comédie sentimentale à la française, Claude tombe amoureux fou de la mère, du fils, de qui il veut, mais il tombe amoureux et cherche à tout prix à s'insérer dans cette famille qu'il a pris pour cible. Il s'embourbe dans une bien mièvre troisième voie qui, gentiment proprette et sans surprise, ne laisse guère de souvenirs, une fois sortie de la séance.
A part un détail, quand même. Kristin Scott Thomas joue une galeriste en art contemporain. Et là, c'est bigrement intéressant. Pas tant son jeu, non, la pauvre est insignifiante dans ce film, mais une scène, dans sa galerie, mérite qu'on y revienne: elle présente une série "Sexe & Dictature" ma foi bien sympathique avec les tronches de Mao, Staline et Hitler greffées sur des poupées gonflables, avec gros nichons qu'on imagine. Je vous demande de réfléchir au sens profond de cette composition: une jolie manière de dénoncer la dictature du sexe. C'est malheureusement à peu près le seul vrai bon moment du film...
 
 
 
Bilan: On peut s'en passer - Moyen - A voir! - Excellent
Note: 07/20

12 octobre 2012

"Les frasques de la Belle Epoque": les plus belles unes du Petit Journal rassemblées

La Belle Epoque... Evidemment, c'est après la Grande Guerre qu'on l'a qualifiée ainsi. Ce qui veut bien dire ce que cela veut dire : tout est détruit, après quatre années de massacres et, par comparaison, tout ce qui s'est déroulé avant apparaît comme magique, nimbé de joie. La nostalgie des délices d'un temps perdu, en somme.
Perdu et en partie fantasmé, aussi. Car, enfin, n'allez pas parler de Belle Epoque aux ouvriers fauchés par les balles sur le pavé de Fourmies, le 1er mai 1891, ni à ceux de Carmaux, en grève en 1892 et de nouveau encore en 1895. Pas plus aux vignerons du Languedoc, ruinés par le phylloxéra...
 
150 des illustrations les plus marquantes du Petit Journal
 
Il n'empêche. La Belle Epoque mérite malgré tout son nom. Ne serait-ce que par ces quelques années, coincées entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème, volées à la guerre. Une brève mais intense période de progrès économique, beaucoup, et social, un peu.
Un premier âge d'or du journalisme, aussi, avec des journaux millionnaires. Parmi eux, peut-être le plus emblématique était-il Le Petit Journal. Créé en 1863 par Moïse Millaud, il symbolise parfaitement son époque. Une fulgurance. Quarante ans de succès, puis quarante autres de soubresauts et de souffrances, à ne pas vouloir mourir, alors même que, pourtant... Acharnement thérapeutique, et fin pathétique, dans les affres d'un pétainisme cacochyme.
Oublions cette déchéance peu glorieuse pour se concentrer sur ses glorieuses années. C'est ce que se propose de faire Bruno Fuligni avec son livre "Les frasques de la Belle Epoque: les plus belles unes du Petit Journal", aux éditions Albin Michel. L'homme a patiemment sélectionné les plus belles unes du Supplément Illustré, hebdomadaire venant compléter le quotidien : 150 des illustrations couleurs les plus marquantes, reproduites dans leur format original, accompagnées des textes de Bruno Fuligni pour en raconter l'histoire.
Un formidable témoignage de la grande diversité de ces années. "Une certaine idée de la culture française, subtil mélange révolutionnaire et conservateur, où la frénésie de la connaissance s'allie à l'appétence pour le fait divers", souligne Didier Moinel Delalande, le directeur général de l'hôtel Le Mathurin, à Paris.
 
Une jeunesse dévoyée, paresseuse et turbulente, déjà…
 
Ce que vient faire le patron de cet hôtel dans cette histoire? Très simple. Il accueille dans ses salons plus de 40 numéros et dessins originaux du Petit Journal, depuis la une sur le suicide du général Boulanger, sur la tombe de sa maîtresse, en Belgique, en 1891, en passant par les multiples attentats anarchistes de l'époque ou, bien sûr, ce qui était vendeur hier et l'est toujours aujourd'hui, de nombreux faits divers bien sanguinolents et croustillants.
Ce n'est malheureusement pas ici, dans cet hôtel, que l'on apprendra grand-chose - l'exposition temporaire manque cruellement de panneaux explicatifs pour remettre dans le contexte de l'époque - mais c'est toutefois plutôt très agréable de déambuler parmi ces unes qui nous plongent dans une époque révolue. Celle de la grande presse de la fin du XIXème siècle, royaume des illustrateurs, pas encore chassés par l'avènement de la photographie. Un petit côté suranné, certes, mais aussi terriblement d'actualité, tant on se rend compte à quel point certains thèmes, faisant aujourd'hui l'ouverture des journaux télévisés, occupaient déjà tous les esprits, il y a un siècle. A l'époque aussi, on se souciait de cette jeunesse dévoyée, paresseuse et turbulente... De nombreuses unes ont ainsi trait à ce mouvement des Apaches, "la plaie du Paris des années 1900". De quoi prêter à sourire. Et, surtout, donner envie de se plonger dans la lecture du livre. Disponible dans toutes les bonnes librairies, je crois que c'est comme cela que l'on dit.
 
Les frasques de la Belle Epoque: les plus belles unes du Petit Journal
Hôtel Le Mathurin
43, rue des Mathurins
75008 Paris
Entrée gratuite
Jusqu'au 9 novembre 2012
 

10 octobre 2012

"Hiroshige, l'art du voyage et Van Gogh, rêves du Japon": une histoire d'influence et de japonaiserie

Van Gogh appelait ça des "japonaiseries". Soit l'influence, considérable, de l'art japonais sur les artistes de la fin du XIXème siècle. Et le brave Vincent, plus qu'un autre encore, a plongé dedans à corps perdu (j'allais dire oreille, huhu).
Son maître à penser? Hiroshige. Qui ça? C'est bien là le problème... En France, Hiroshige, personne ne connaît, et c'est donc tout le mérite de la Pinacothèque que de le faire découvrir via une confrontation avec son lointain "élève". Enfin, lointain... géographiquement j'entends, car les deux hommes étaient finalement contemporains. Quand Hiroshige meurt du choléra en 1858, à 61 ans, le petit Vincent a déjà 5 ans.
La Pinacothèque présente ainsi une exposition double : "Hiroshige, l'art du voyage", et "Van Gogh, rêves de Japon". On regrettera, d'abord, mais pour mieux l'excuser ensuite, que les deux soient dissociées: difficile, il est vrai, de mêler les conditions de conservation des estampes du maître japonais, lesquelles exigent une certaine pénombre, avec la luminosité nécessaire au repérage des coups de pinceaux énergiques et saccadés du néerlandais.
 
Hiroshige, le maître des estampes
 
Ainsi Hiroshige occupe-t-il le site n°1, place de la Madeleine, et Van Gogh le n°2, 8, rue Vignon, juste en face. En réalité, Hiroshige a droit à une rétrospective très complète, tandis que la partie sur Van Gogh, plus partielle avec seulement une quarantaine d’œuvres, répond elle au thème de la confrontation des deux arts. Avec, mais j'y reviendrai, le même schéma reproduit à chaque fois : le tableau de Van Gogh et, à côté, un panneau avec une reproduction, sur papier et malheureusement en noir et blanc, d'une estampe d'Hiroshige, censée démontrer les similitudes.

Traversée de pont sur le fleuve Yoda
au crépuscule (en haut.)
Bûcherons se réchauffant auprès d'un feu
(en bas).
Mais Hiroshige, d’abord. A mon sens, c'est par lui qu'il faut commencer, pour bien s'imprégner de l'art du maître de l'estampe, avant de chercher à voir comment il a pu influencer Van Gogh. Malheureusement, comme c'est trop souvent le cas, le commissaire de l'exposition a visiblement eu du mal à se mettre dans la peau du visiteur lambda qui, il y a cinq minutes encore, ignorait jusqu'à l'existence même de ce gentil Hiroshige. Et je ne vous parle même pas des lacunes en géographie japonaise qui nous éclate tristement à la gueule... A défaut de prendre en considération que le quidam a déjà du mal à placer Châteauroux sur une carte (oui, oui, je parle pour moi), le GC (gentil commissaire) commet donc quelques erreurs de conception dans son parcours. Et c'est dommage.
 
D’Edo à Kyoto, trois semaines de voyage
 
Je passe sur ce joli "Tout le monde en France est persuadé que l'artiste japonais le plus célèbre est Hokusai" qui introduit l'expo, et vous fait passablement sentir très con. Car non, bordel, non, je n'ai jamais entendu parler de ce Hokusai ! Le plus ennuyeux est ailleurs... On apprend très vite que Hiroshige est célèbre pour avoir réalisé des estampes représentant les paysages des routes reliant Edo à Kyoto. Jusque là, très bien. On sait, là aussi très vite, qu'Edo est l'ancien nom de Tokyo, avant 1868 (même que, sans trop me vanter, je le savais sans avoir besoin de le lire, moi) (eh ouais !).
Pont traversant le fleuve Kuse.
De quoi à peu près situer l'endroit, ok. Mais Kyoto? C'est une ville du Japon, parfait. Mais où? Loin de Tokyo? Près? Les premiers indices laissés m'ont fait penser que c'était tout près, et que les paysages de Hiroshige correspondaient à une sorte de promenade que les Tokyoïtes pouvaient faire à pied le week-end. En réalité, que nenni ! Il y a quasi 500 bornes entre les deux villes, et il fallait trois bonnes semaines pour faire le voyage. Seulement, c'est après avoir franchi quelques salles que l'on a enfin droit à une carte nous permettant de s'en rendre compte.
Je soulève ce problème et m'étale sciemment sur la question - il faut vraiment se mettre à la place des visiteurs, c'est le message que je souhaiterais faire passer à tous les commissaires d'expos qui passeraient par ici - mais ne voudrais pas non plus en faire des tonnes. Car l'exposition vaut vraiment le coup d'œil. Hiroshige avait un réel talent qui mérite d'être (re)connu. Ses compositions sont parfaites, avec des angles, des courbes et des diagonales qui viennent sublimer ses estampes. Une merveille pour quiconque voudrait prendre une leçon de perspectives et de points de fuite.
 
Des 53 étapes du Tokaido aux 69 relais du Kisokaido
 
La boutique de tissus de la rue Otenma.
Série sur les 100 vues d'Edo.
On peut aussi se rendre compte, de par une conception chronologique de l'exposition, des progrès réalisés par Hiroshige dans la maîtrise de son art. Le bonhomme, sans jamais quitter sa bonne ville d'Edo - le petit canaillou travaillait comme s'il était sur place alors même qu'il restait tranquillou à la maison et se servait de bouquins de voyages faits par d'autres pour être à peu près raccord avec la réalité - a commencé par mettre en estampes les 53 étapes du Tokaido (le chemin, long de 488 km, reliant Edo à Kyoto par le Sud) vers 1833.
Le succès étant tout de suite au rendez-vous, son éditeur lui demande dans la foulée de faire de même avec les 69 relais du Kisokaido, c'est-à-dire le chemin du Nord cette fois. On est au tout début des années 1840, et ces deux voies d’accès sont alors très prisées des Japonais, les deux villes étant des pôles économiques importants.
Les routes sont tellement empruntées que les autorités, bonnes poires, ont fait planter tout le long des cerisiers pour que les voyageurs, militaires et autres marchands principalement, puissent marcher à l'ombre. C'est-y-pas mignon tout ça... Bientôt, cela devient même Disneyland, si j'ose dire, avec l'installation de moult restaurants et auberges.
Mais Hiroshige, lui, s'est surtout concentré sur la représentation des paysages avec des variations sur les saisons : soleil, neige, pluie, brume. Une autre de ses grandes passions ? Les ponts et les reflets, divers, variés, mais toujours réjouissants, sur l'eau.
 
Des japonaiseries de Van Gogh aux photos de Denis Rouvre
 
Van Gogh, Vergers en fleurs entourés de cyprès.
Voilà pour Hiroshige. Je voulais faire court, je vous le jure... C’est manifestement encore raté. Pour ceux qui restent, un petit mot sur Van Gogh maintenant. Mais très rapide, juré. J'ai dit l'essentiel, déjà, plus haut, en décrivant l'organisation de l'espace : un tableau de Van Gogh et, à côté, un panneau avec une photo d'une estampe de Hiroshige et un zoom sur un détail pour mettre en lumière les similitudes.
Certaines, autant l'avouer, ne sautent pas forcément aux yeux. Hiroshige a représenté des arbres, avec des troncs un peu tordus? Van Gogh aussi, la belle affaire. Hiroshige, un petit vieux avançant courbé? Van Gogh aussi, en prenant l'option petit vieille. Cela dit, ce sont les mêmes postures, c'est vrai. Et, dans ses lettres à son frère Theo, Vincent ne cessait de parler du Japon - ses "japonaiseries" donc, qui le fascinaient tant.
Van Gogh, Route de campagne en Provence.
Et c'est vrai, surtout, que dans le jeu des lumières, dans la manière des mettre en scène le mouvement des feuilles, des arbres, de la nature en général, Van Gogh a visiblement puisé aux sources de Hiroshige, découvert par la grâce de Siegfried Bing, marchand d'art installé à Paris, spécialisé dans les estampes et gravures japonaises. Clairement, des compositions d'œuvres sont identiques: la même diagonale, les mêmes courbes. Et c’est somme toute très touchant de le découvrir.
En parlant de choses touchantes, une dernière chose. Il est absolument nécessaire de bien prendre soin de visiter aussi, avant de quitter la Pinacothèque, l'espace réservé aux photos de Denis Rouvre, sur"Le Japon du chaos". Toute une série de portraits de Japonais en gros plan, et de paysages shootés après le tremblement de terre et le tsunami de 2011. Si les portraits m'ont laissé de marbre, les photos de paysages, en noir et blanc, sont assez fascinantes.
 
 
Hiroshige, l'art du voyage et Van Gogh, rêves du Japon
Pinacothèque 1 et 2
28, place de la Madeleine et 8, rue Vignon
75008 Paris
Jusqu'au 17 mars 2013

06 octobre 2012

"Vous n'avez encore rien vu": le grand film de l'année, enfin

Je l'attendais, le grand film de l'année. Il est arrivé, enfin. Et, comme les voies du cinéma sont impénétrables, c'est contre toute attente avec Alain Resnais qu'est venue la lumière. Je dis contre toute attente car ses dernières productions m'avaient laissé sur ma faim. A tel point que j'avais abandonné l'idée de revoir un jour du Resnais. Après tout, me disais-je, ce n'est plus maintenant, à 90 ans sonnés, que papy va remonter la pente. Raisonnement stupide? Oh que oui alors! "Vousn'avez encore rien vu" est une merveille, et je pèse mes mots. Je passe vite sur le synopsis, vous livrant juste les quelques lignes fournies par Allociné:
« Antoine d'Anthac, célèbre auteur dramatique, convoque par-delà sa mort, tous les amis qui ont interprété sa pièce "Eurydice". Ces comédiens ont pour mission de visionner une captation de cette œuvre par une jeune troupe, la compagnie de la Colombe. L’amour, la vie, la mort, l’amour après la mort ont-ils encore leur place sur une scène de théâtre ? C’est à eux d’en décider. Ils ne sont pas au bout de leurs surprises... »
Une pièce de théâtre transposée au cinéma? Plus que casse-gueule. Ok, la comédie s'y prête plutôt bien - du Père Noël est une ordure au Dîner de cons, on a en tête quelques exemples de réussites - mais Eurydice ? Le mythe d'Orphée et d'Eurydice ?! De quoi donner des sueurs froides.
 
Par-delà les générations, les mêmes sentiments nous unissent
 
D'abord, qu'on se rassure, si c'est bien du mythe Grec dont il est question, il est passé au tamis contemporain de Jean Anouilh. Eurydice et Orphée sont bien là, mais attablés au buffet d'une gare, ce qui est déjà nettement moins déconcertant que la toge antique pour nos pauvres cerveaux du XXIème siècle.
Deuxième chose, la plus importante en réalité: le visionnage de la captation de la pièce jouée par la Compagnie de la Colombe n'est qu'un prétexte à une mise en abyme (en réalité plusieurs mises en abyme). C'est donc tout sauf le sujet principal du film. Et quand bien même, d'ailleurs... La mise en scène de cette troupe de jeunes gens, avec BrunoPodalydès à la baguette, est vraiment excellente: si demain cette compagnie joue pour de vrai Eurydice, il faudra absolument y courir.
La grande intelligence d'Alain Resnais est d'avoir compris que, pour déclamer son amour du théâtre, il fallait justement sortir du cadre rigide d'une représentation réelle, pour, au contraire, utiliser toutes les techniques d'évasion propres au cinéma: changements de plans, de scènes, de rythmes... Il le fait à merveille, alternant entre différents couples d'acteurs qui, au fil du temps, ont incarné le couple Eurydice/Orphée pour Antoine d'Anthac (Denis Podalydès).
Trois couples. Trois générations. Trois variations autour du thème de l'amour éternel, de l'amour impossible. Le tout, par la grâce de ces trois générations réunies, renforcé par un message nostalgique du temps qui passe et du passage de relais.
 
Un César pour Arditi !


Le mythe d'Eurydice et d'Orphée,
revisité par Sabine Azéma
et Pierre Arditi.
Il faut voir Pierre Arditi - oh oui, il faut voir Pierre Arditi, extraordinaire Pierre Arditi filmé par Resnais: voilà longtemps que je ne l'avais pas vu aussi excellent (ça sent le César, vous l'aurez lu ici en premier) ! Pierre Arditi joue son propre rôle: celui de Pierre Arditi, ayant endossé le costume d’Orphée, il y a bien des années de cela… Il faut le voir, ce vieil Orphée, l'œil humide devant la prestation retransmise en vidéo de son alter ego de la Compagnie de la Colombe, Sylvain Dieuaide, plus jeune et plus beau que lui (plus beau parce que plus jeune) (salauds de jeunes)…
Il faut le voir se lever à la suite d'une tirade énoncée par son lointain successeur. Il faut le voir déclamer la réplique à son tour - la même réplique, les mêmes mots, mais avec ses intentions à lui, son phrasé, ses intonations, son vécu…
Il faut voir Sabine Azéma, la première des Eurydice, faire de même avec la jeune Vimala Pons, de la Compagnie de la Colombe. Il faut voir Lambert Wilson, Orphée n°2, se lever à la suite de Pierre Arditi et, à son tour, après le jeune homme de la captation et après son camarade Arditi, dire lui aussi ce si beau texte… Il faut voir Anne Consigny, Eurydice n°2, entrer dans la danse… Il faut voir le jeu des regards, la subtilité du jeu de chacun, les petites différences qui s'opèrent. Assurément, l'un des plus beaux hommages au théâtre que le cinéma puisse rendre...
 
Un film trop focalisé sur le couple Arditi/Azéma
 
Il faut voir, enfin, Michel Piccoli ! Le vieux Michel Piccoli, avec ses rides et son passé... Lui qui, il y a si longtemps déjà, jouait le père d'Orphée-Pierre Arditi, le voilà qui se lève lui aussi. Les jambes ne sont plus très stables, l’équilibre du corps plus trop assuré, mais la voix, elle, est là, pleine, forte. Elle s'adresse, par écran interposé, au jeune Orphée de la Compagnie de la Colombe. Et ils jouent, ils jouent ensemble ces deux-là, se répondent comme s'ils étaient sur la même scène, comme s'ils avaient l'âge d'être père et fils, comme s’il n’y avait pas une génération de plus, au moins, les séparant… Une merveille de symbole. De quoi, ni dans un sens, ni dans l'autre, ne plus jamais avoir envie de se traiter de "petit con" ou de "vieux débris".
De la nostalgie, ça oui, mais sympathique. De celle qui unit les êtres, par-delà les années, via des souvenirs communs, des sentiments communs. Les mêmes vies d'hommes, faites de joies et de peines, d'amours et de désamours... Quelque-chose qui ressemblerait à un "moi aussi je suis passé par là, tu sais" ânonné d'une voix douce. De la tendresse en somme, bordel, de la putain de belle tendresse !
Un bémol dans ce concert de louanges ? Eh oui, quand même. Ce petit jeu, si subtil, entre générations, Alain Resnais, peut-être parce qu'il a eu peur de trop compliquer son film, l'abandonne très vite. On quitte le rythme rapide et réjouissant des alternances entre les trois couples Orphée-Eurydice pour se concentrer sur celui formé par Pierre Arditi et Sabine Azéma (il se passerait un truc entre Resnais et Azéma que ça ne m'étonnerait pas, tant on sent qu’il aime la filmer, ahah). Lambert Wilson et Anne Consigny sont réduits à de simples seconds rôles, et même la Compagnie de la Colombe s'efface un peu. C'est dommage car c'est surtout ce mélange des genres qui donne son sel au film.
Même déception, plus cruelle encore, avec la fin. Je ne vais rien vous en dévoiler, mais disons juste que le coup de théâtre final sombre un peu dans le ridicule. Resnais a toutefois la bonne idée de l'évacuer en cinq minutes. Trop court, fort heureusement, pour venir ternir le souvenir, tout doux, que laisse Vous n'avez encore rien vu.
 
 
 
Bilan: On peut s'en passer - Moyen - A voir! - Excellent 
Note: 17/20

01 octobre 2012

"Les Arts de l'Islam": comme un lézard dans l'organisation

Le concepteur doit être dyslexique. Je ne vois pas d'autre solution. Comment expliquer, sinon, que les vitrines du tout nouveau département des Arts de l'Islam, au Louvre, pourtant dûment numérotées, ne se suivent pas toujours? Comment expliquer, sinon, que l'une se lise de gauche à droite, et l'autre de droite à gauche? Et comment expliquer, plus grave encore, qu'à l'intérieur de ces vitrines, les numéros attribués aux objets exposés ne se suivent pas non plus? Ici, le 24 côtoie le 33, là le 6 et le 7 encadrent joliment le 5... Sans parler des fiches explicatives, dont on sent qu'il a été fait peu d'effort pour essayer de les placer à proximité immédiate des objets correspondants.

De fortes influences chinoises

A la clé, un foutoir qui agace. Et qui, surtout, vient nuire à la qualité du fonds rassemblé. Une vision, sur plus de dix siècles, de la diversité exceptionnelle des arts de l'Islam, quand même, depuis la péninsule arabique jusqu'à l'Espagne, à l'Ouest, et les contreforts de l'Himalaya, à l'Est. Et quelques chefs-d'oeuvre exposés, qui méritent le coup d'oeil.
Prière, alors, d'abandonner toute idée de savoir exhaustif. On flâne juste dans les allées, et s'arrête sur ce qu'on trouve beau, ce qui intrigue. Pas si désagréable, au fond, même si les us et coutumes font que l'on a plutôt l'habitude de tout ingurgiter, de A à Z, pour tout regarder, tout comprendre.
Première impression? Il faut aimer les céramiques, les coupes et les gobelets. Il y en a partout, de toutes les époques, et cela peut vite paraître rébarbatif. C'est malgré tout très enrichissant, car l'on se rend compte des multiples influences, notamment asiatiques. En même temps, pour ce genre de choses, les Chinois, pendant longtemps, c'étaient les meilleurs, faut aussi l'avouer...

Une diversité florissante

Coffre du Maroc
XIVème siècle.
Deuxième impression? On a surtout devant nous de l'art "utile": des coupes, donc, mais aussi des vases, des aiguières, quelques bijoux. Peu de meubles, et c'est un regret car, que je sache, les pays arabes n'étaient pas manchots en ébénisterie. Il y a quand même ce coffre en bois, assez sublime. Il vient du Maroc, fabriqué au XIVème siècle. Trois des côtés sont richement façonnés. Pas le quatrième, celui qui était collé au mur. On sourit de cette non-finition, s'imprègne de l'image de ce coffre, et puis passe à autre chose.
Brûle-parfum faucon
Asie Centrale, XIème
siècle.
Parmi les très nombreuses coupes en céramique, quelques beautés, qui ne dépareilleraient pas dans mon salon. A un petit détail près: celles-ci viennent d'Irak, et datent du VIII ou IXème siècle... Plus loin, une coupe en ivoire, du Xème siècle, offerte au plus jeune fils du premier calife Omeyyade d'Espagne. Ici, une statue de faucon, qui servait de brûle-parfums: Asie Centrale, XIème siècle. En bas, une bouche de fontaine en bronze (qui sert de présentation aux publicités qu'on voit un peu partout en ce moment): Espagne, XIIème-XIIIème siècle. Divers, on vous dit...

Une merveille de globe

Homme trayant une bufflesse.
Syrie, XIIème siècle.
L'un des trois plus vieux
globes célestes au monde.
Iran, XIIème siècle.
Quelques mètres derrière, une statue d'une homme trayant une bufflesse, assez hallucinante:  Syrie, XIIème. Et là, enfin, mon préféré... Ce globe céleste - Iran, 1144 - l'un des trois plus vieux au monde. Une merveille de bronze, incrusté d'argent. On y voit les 48 constellations observées en son temps par Ptolémée d'Alexandrie, au IIème siècle. Et même mieux encore: 1025 étoiles sont répertoriées, signalées par de petits points d'argent dont la taille varie en fonction de l'intensité lumineuse observée depuis la Terre. Une merveille qui, à elle seule, fait de ce département des Arts de l'Islam un passage obligé.

Les Arts de l'Islam
Musée du Louvre
Ouvert tous les jours de 9h à 18h, sauf le mardi.